(…) L’idée d’évoquer notre désormais lointaine jeunesse m’est venue
tout d’abord à la lecture d’articles ou d’ouvrages commis par d’anciens punks
peroxydés, qui se présentaient comme de terribles activistes préparant la
révolution, du fond de leur squat, armés d’une boite à rythmes et d’une guitare
saturée. Puis à la vision de documentaires exsudant la testostérone et relatant
les faits d’armes des preux défenseurs de l’Occident, des intrépides antifas ou
des chasseurs de skins qui s’affrontèrent tout au long des années 1980. Je ne
me suis pas reconnu dans de tels récits. Bien sûr, tout cela a existé. L’essor
de ce qu’on a appelé le rock alternatif transformé des pans entiers de notre
belle jeunesse en petits agités, et les plus déterminés d’entre eux se sont
organisés pour contrecarrer l’hégémonie de skinheads fafs bien organisés eux
aussi et passablement brutaux. De grandes violences se produisirent et se
répétèrent. Sauf que la jeunesse qui emmerdait le Front national porte
aujourd’hui des lunettes Afflelou et que le FN n’a pas reculé d’un pouce, bien
au contraire.
Il me semble que ce qui fédérait réellement la plupart des garçons et
des filles que je côtoyais alors, c’était une identique volonté de retarder le
plus possible notre entrée dans le salariat, ou de l’oublier pour ceux qui
avaient eu la malchance de se laisser prendre, de n’en faire qu’une parenthèse,
certes longue, désagréable et chiante, d’une vraie vie qui se déroulait
ailleurs, dans la rue, les bars, les concerts ou devant un tourne-disque. Mettre
de la graisse dans ses cheveux, se réunir pour écouter ou jouer School Days de
Chuck Berry, refuser de courir après les nouveaux hochets que nous proposait
sans cesse le système et lui préférer nos vieux vinyles, c’était déjà une
position éminemment politique, pas besoin de paroles engagées. D’ailleurs,
aujourd’hui, les enregistrements des punks décolorés qui à l’époque méprisaient
ces « revivalistes » de rockers sont généralement ringards et
infatués, tandis que Gene Vincent ou Johnny Cash conservent toute leur
fraicheur et sont indémodables. Cet amour du rock’n’roll ainsi qu’un socle
scolaire commun minimal permettait à des jeunes de classes et d’origine
différentes de se côtoyer et de s’apprécier. J’ai constaté, il y a déjà plus de
quinze ans, qu’il est beaucoup plus difficile d’avoir un langage commun avec un
garçon qui joue à un jeu électronique dans lequel il bute des Allemands dans un
bunker, tout en ignorant si De Gaulle a vécu avant ou après Vercingétorix.
C’est pourquoi je considère, aujourd’hui, que lutter efficacement contre les
fascismes, c’est avant tout combattre l’ignorance. C’est un travail éducatif
quotidien et patient, plus que n’importe quelle posture belliqueuse, qui fera
reculer la bête immonde. (…)
Les rois du rock – Pelletier, Thierry – Éditions Libertalia
- extrait pp. 147-149
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