Kicks
Joy Darkness - Plaisir, joie, noirceur... Kerouac
Exception
à la théorie de vinyles dont je vous ai entretenu au fil des mois :
voici un disque compact, sorti en 1997, dans cette fin de XXe
siècle où ce genre d'objet semblait avoir quelque avenir. (1)
Il s'agit d'un spoken word & music album dans lequel une
flopée d'artistes (et pas uniquement des musiciens !) rendent un
hommage à Jack Kerouac. 1957-1997 : les quarante ans de la
sortie du mondialement célèbre « On the road ».
Mais
de « Sur la route », il n'est point question ici. Le
format est celui du poème, du texte déclamé ou susurré. Pas
beaucoup de rock, même si on note la présence de Steven
Tyler (Aerosmith), Joe Strummer (Clash et
autres -et
pour sa part, il a le privilège de poser quelques accords sur la
voix enregistrée de Kerouac !), Patti Smith, Lenny
Kaye, Thurston Moore, Lee Ranaldo, Mark Sandman
(Morphine), Jeff
Buckley, Eddie Vedder, John Cale, Warren Zevon et
Johnny Depp... Effectivement, il faut faire avec : Kerouac
et le rock, ça fait deux. Donc, cette distribution prend ses
distances avec son idiome habituel...
Sa
musique, c'était le jazz, et on comprend, si l'on a quelque
attention pour l'histoire du Rock'n'Roll, que
ce dernier ait été perçu par lui comme une tocade sans grand
intérêt, un bref engouement d'une partie de la jeunesse américaine,
un courant musical vite transformé en machine à dollar pour
auditeurs formatés et consentants. (2)
Pour
parler rock, il est évident que le morceau « Skid
row wine » est celui qui
dépote le plus dans cet album : la voix trainante de Maggie
Estep injecte le blues intégral,
la pesanteur de l'existence qui a toujours imprégné Kerouac, (3) sous la peau de l'auditeur. La musique est rude, parsemée d'éclats
tranchants, la saturation plaintive, titubante, glissante comme la
chaussée pour l'ivrogne... Le riff pleure et... Bon, Kerouac
n'aurait pas aimé ça. Mais peu importe, il n'aimait pas avoir le
rôle de directeur de conscience.
Que
retenir de Kicks Joy Darkness ?
Une belle collection de textes, peu connus, voire inédits (America's new
trinity of love : Dean, Brando, Presley où
il est question plutôt des deux premiers que du dernier
d'ailleurs...), des
poèmes qui sortent de l'ordinaire, et des voix de contemporains de
Kerouac (Ginsberg, Ferlinghetti, Burroughs),
des voix de fantômes aussi (Hunter S. Thompson totalement
foutraque, stentor nourri au mélange cigarette/whisky, sans compter
le reste !), des notes de musique, certes, du folk, du blues, de
l'ambiance sonique (le torrent électrique d'Inger
Lorre)...
Une atmosphère qui oscille suivant la trinité du titre :
morsure du plaisir, illumination de la joie, et grands aplats de
noirceur...
Bon.
Il est temps de boire un coup. « Sittin
and drinkin wine / And in railyards being divine »
Jack Kerouac – tiré de « Pomes
all size »
...and in railyards being divine !
1
- Les entreprises du disque s'étaient débarrassées du
vinyl comme d'une séquelle du passé. Mais leur rond de plastique
substitutif a subi une Bérézina sans nom, dans leur acharnement
gestionnaire à ne pas voir le numérique saper leur rente, laquelle,
pensaient-ils, était censée durer aussi longtemps que l'âge
Jurassique (au moins !). Tout le monde peut assister aux contorsions
pathétiques de ces mastodontes qui déplorent l'agonie de leur poule
aux œufs d'or. Rappelons que ces sociétés philanthropiques ont
allègrement entubés tous les amateurs de musique, parant le disque
compact de toutes les vertus (augmentation du temps de stockage,
inaltérabilité, pureté du son...) alors qu'ils tapaient dans
leurs catalogues, sans investir un centime, ressortant des œuvres
sans les remixer, s'abstenant d'offrir quoi que ce soit de plus, tant
au point de vue des pochettes que des morceaux additionnels, le tout
à un prix soigneusement étudié pour tondre au maximum le
consommateur, presque sommé de refaire toute sa discothèque, afin
de passer du ténébreux âge du disque noir à celui du disque
novateur. Quelle blague ! L'intérêt des artistes ? Autre
blague ! Tout le monde peut trouver maintenant les chiffres dans
le labyrinthe réticulaire : les ventes de disques ne profitent
qu'aux entreprises discographiques !
2
- Les jeunes s'investissent et investissent dans un mode
d'expression, lequel est récupéré par l'industrie, qui formate la
rébellion en retour, sous forme d'items commercialisables.
L'industrie ? Pas besoin de transnationales de nos jours :
un individu suffisamment âpre au gain suffira. Comme disait l'autre,
puisque la société te met en demeure de devenir ton propre patron,
ton efficient auto-gestionnaire, on récupère désormais à tous
les niveaux : pourquoi diable ne laisse-t-on pas les
« produits » se vendre tous seuls ? On y reviendra
dans un prochain texte, où il sera question du groupe américain
« The Minutemen ».
3
– Quand on lit « Les anges vagabonds »
-Desolation angels- on
est loin de la béatitude de « Sur la route ». Lorsque
Jack Kerouac perçoit les limites du bouddhisme.
Je vous laisse avec l'interprétation de "Skid Row Wine"
par Maggie Estep & the Spitters
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